Brèche nocturne

22 novembre 2018 Evénement, Travaux 0 commentaire

D’abord, rien ne nous avait frappé.
On avait traversé la gare, ce samedi soir, comme toutes les semaines, comme tous les jours. Les yeux rivés au petit écran qui vibrait dans notre main comme un animal familier. Sa douce tiédeur contrastait avec la violence hivernale. D’images en images, de mots en mots amis, l’attente du voyage avait été comblée par ces messages virtuels, captures d’instants de quotidien partagés. Cela nous avait évité de lever la tête en direction des voyageurs, les autres, ceux qui occupaient le compartiment avec nous, ceux dont le nez rosi par le froid, le rhume et peut être la douce ivresse de fin de semaine offraient un paysage moins gracieux que celui que l’on apercevait par la fenêtre du petit écran. Le smartphone était notre échappatoire face à un réel trop usant de normalité. L’habitude nous rendait aveugle.

Et puis soudain, on l’avait vu.
Les stations égrenées inlassablement comme les billes d’un chapelet s’étaient arrêtées. Lausanne, Malley, Renens. L’attente s’était muée en attention. Notre regard avait glissé sur l’écran du smartphone, puis sur la fenêtre, puis sur le quai.
Mais en fait, il n’y avait plus de quai.
Comme une balafre dans le visage de la gare. Le béton, arraché, pendait en lambeau sous les pieds des voyageurs. Les lumières, crues, du chantier, éclairaient cette tranchée profonde et sombre qui apparaissait comme une coupure sanglante. Le sang, c’était la poussière et les gravats.
Le train, immobilisé en gare, a refermé ses portes avec un chuintement élégant et discret qui contrastait avec la violence de ce que l’on voyait derrière la vitre. Lentement, la rame s’est mise en branle. Elle a longé le quai, et longtemps nos yeux se sont perdus dans la contemplation de cette grande plaie de béton. Notre regard a glissé, autant qu’il a pu, sur la fissure imposée par le chantier, puis il s’est perdu dans le noir profond de l’Ouest Lausannois.
Longtemps, l’image de la balafre est restée imprimée dans notre mémoire.
Le téléphone est resté sagement au fond de notre poche.
Le chantier nous avait amené d’autres fragments d’éternité à ressasser. On retournerait bien assez tôt à notre quotidien.

17.11.18

17.11.18

 

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